Sur l'écriture

Carnets

“Dieu, merci de m'avoir donné un corps si faible, que je puisse te connaître dès à présent.”

Cette pensée chrétienne peut paraître horrible imaginée prescriptive, à plus forte raison à qui souffrant de maladie ou de handicap.

Mais elle peut aussi paraître belle si sue proférée par un homme jeune et en bonne santé, sous une douche froide nocturne savourant cette souffrance épidermique et douce de lui faire entrevoir une existence sans ce corps dont il sait le temps compté.

Qu'il ait tort ou raison, d'ailleurs, de l'entrevoir, affecte peu la nature de son sentiment.

Je voulais aussi noter cette différence d'interprétation entre prescriptive et expressive et explorer cela plus avant.


Lorsque je pense “le ciel est vert”, j'exprime verbalement ma perception que le ciel est vert. Ou bien ma découverte que malgré son apparence bleutée, le ciel est (considéré autrement) vert en réalité. Ou bien ma vision imaginaire d'une autre planète où le ciel se teinte différemment, en raison probablement des gaz particuliers que recèle son atmosphère. En tout cas, je m'exprime à moi-même une situation que peut traduire adéquatement, sinon intégralement, cette proposition que “le ciel est vert”.

Je pourrais éventuellement me prescrire à moi-même que le ciel est vert, par exemple si je sais que c'est folie ou maladie de le percevoir bleu, car mon médecin me l'a dit, et qu'en réalité, selon le consensus scientifique en vigueur, il est vert, et que je me répète cette information pour tenter de m'en convaincre et corriger ma perception fautive. Mais “se prescrire à soi-même” implique un dédoublement fictif de soi qui n'est pas directement mon propos, les protocoles d'interaction avec soi n'étant pas les mêmes qu'avec autrui.

Lorsque je dis “le ciel est vert” à autrui, soit autrui regarde le ciel et constate que c'est vrai (c'est-à-dire qu'autrui perçoit la même chose, une sensation visuelle, supposée identique à la mienne, qu'autrui associe comme moi au mot “vert”), soit non. Dans ce second cas, si autrui a de la sympathie pour moi, autrui me demandera sans doute si j'ai d'autres symptômes et si je souhaite qu'autrui m'appelle une ambulance. Si autrui n'a pas de sympathie pour moi, autrui réagira en rejetant ma proposition, rappelant peut-être à qui voudra l'entendre que le ciel est bleu, et n'envisageant probablement pas de nouer avec moi de relation plus intime.

Avec sympathie, autrui jugera mon propos expressif. Sans sympathie, autrui jugera mon propos prescriptif.


Un propos expressif vise à proposer son contenu comme ressenti, c'est-à-dire s'appliquant d'abord à soi-même et, en fonction de l'intérêt suscité, susceptible d'être partagé par autrui dans un cadre donné.

L'intérêt, qui offre les moyens de partager le ressenti, est ainsi ce qui le définit.

L'intérêt est toujours individuel. Seul le refus d'intérêt peut être collectif.


Un propos prescriptif vise à établir son contenu comme vérité, c'est-à-dire s'appliquant aussi à autrui et, en fonction de l'autorité associée, susceptible de lui être imposé dans un cadre donné.

L'autorité, qui possède les moyens d'imposer la vérité, est ainsi celle qui la définit.

L'autorité est toujours collective. Seul le refus d'autorité peut être individuel.

Ma psy me dit que dans une situation de stress partagé, il faut parfois s'efforcer de réagir émotionnellement à ce que ressent mon interlocuteur, c'est-à-dire à ce que ses actes et paroles expriment au sujet de ce qu'il ou elle ressent, plutôt que rationnellement à ce que ses actes et paroles signifient. Exemple : ma femme souffrante me dit avoir la conviction qu'elle est en train de se changer en statue de sel. Rationnellement, je débattrai de la probabilité du fait, uniquement avéré à ma connaissance en contexte biblique et encore, un particulièrement spécifique. Émotionnellement, je suppose que cette affirmation exprime une inquiétude, une angoisse, et qu'il sera plus adéquat, si elle attend de moi une réponse, d'apporter réconfort, écoute et soutien, plutôt que d'invalider le contenu rationnel de la proposition.

Cela dit : pour répondre émotionnellement, il faut comprendre l'émotion questionnante. Celle-ci se présentant sous la forme d'un énoncé absurde, “je pense être en train de me changer en statue de sel”, et supposant qu'il se trouve à la source de celui-ci une raison effective de s'inquiéter, il doit bien exister une succession d'états mentaux menant de cette raison à cette absurdité. À moins de supposer un désordre complet de la pensée, devenue parcours aléatoire sans référent, parfois nommé folie, il s'ensuivrait l'existence d'un “raisonnement émotionnel”, à comparer à ce qu'on est contraint d'appeler par contraste un “raisonnement rationnel”, c'est-à-dire la manière dont mon interlocuteur, à partir d'éléments factuels, est parvenu à la conclusion qu'il me présente et qui, de toute évidence, ne l'est pas autant, factuelle.

S'agit-il simplement d'un raisonnement fautif où les émotions déforment les définitions et les opérations logiques ? Peut-on formaliser un “raisonnement émotionnel” de la même manière qu'un “raisonnement rationnel” ? S'agit-il d'un décalage mesurable par rapport à une logique parfaite servant d'étalon ? Ou d'une autre forme d'association verbale et mentale et dans ce cas, peut-on en décrire la nature, voire les modalités ?

Je demande ça pour un ami...

Chez les Arapesh de Nouvelle-Guinée, nous informe Margaret Mead, la forêt n'appartient pas aux humains, ce sont les humains qui appartiennent à la forêt, y compris la parcelle de celle-ci avec laquelle ils entretiennent un lien personnel héréditaire et dont ils ont charge de récolter les ressources. La forêt appartient aux esprits des ancêtres, auxquels il convient de s'annoncer en arrivant : “C'est moi, votre petit-fils, je suis venu couper des branches pour agrandir ma maison, je vous prie de ne pas vous y opposer et de me faciliter la tâche.”

Le premier homme était seul.

Il avait peur, car celui qui est seul a peur.

Mais il songea : "puisqu'il n'y a rien d'autre que moi, de quoi ai-je donc peur ?"

Et sa peur disparut, car de quoi donc aurait-il pu avoir peur ?

On ne peut avoir peur qu'en présence d'autrui.

Il n'éprouvait pas de joie, car celui qui est seul ne connaît pas la joie.

Il désira la présence d'autrui.

1/1/2023 (Brhadaranyaka Upanishad)

Ce matin, après avoir sélectionné une première paire de chaussettes, j'ai changé d'avis, préférant à la réflexion une autre combinaison de couleurs et l'espace d'un instant, j'ai eu de la peine pour la paire qui avait pu “penser” être choisie ce jour, mais se voyait finalement rejetée. Quelle étrange tendance, ainsi projeter des sentiments humains sur des objets inanimés ! Et en songeant aux neurones miroir et à l'importance des aptitudes communicatives, y compris la capacité à échanger mentalement de position avec son interlocuteur et de comprendre ainsi son point de vue (ou simplement de percevoir comment nous-mêmes et nos actions seraient jugés par un observateur extérieur, ce qui est crucial pour notre acceptation par le groupe et notre position en son sein, dont dépend notre survie), dans le développement de l'humanité, je me demande si c'est ainsi que le divin est apparu. Attribuer une personnalité aux objets et créatures naturels, par extension de cette nouvelle compétence mentale qui nous apportait tant d'avantages, et s'imaginer la manière dont ils nous nous percevraient et jugeraient notre conduite. Cela se passerait avant le langage et les textes religieux “révélés” (bien qu'il s'agisse peut-être là d'un phénomène apparenté), lorsque nous avons commencé à vivre dans un monde magique où tout était divin : si chaque objet est doté d'une personnalité avec laquelle je peux interagir, alors en me comportant convenablement à son égard, je peux multiplier les relations favorables avec mon entourage, ce qui me rend heureux. Répond à mes besoins affectifs, calme mon inquiétude sociale résultant d'une position jamais parfaite au sein du groupe ; et je ne me sens plus seul lorsque je suis seul.

Le goût en art est subjectif, la qualité ne l'est pas.

Tout individu, définissant ce qu'est la qualité à ses yeux, fera intervenir en proportion variable son goût. Si l'on pouvait caractériser la qualité pure, n'existeraient pas toutes ces façons de la viser, dont la diversité engage le goût de chacun.

Si tout n'était qu'affaire de goût, comme le croient souvent ceux qui de l'art ne voient que le canon, plusieurs fois écrémé, culturellement validé à leur intention, il n'y aurait pas de hiérarchie de qualité possible. Or, si ce n'est pas immédiatement discernable pour l'amateur comparant, dans un musée, Picasso et Braque, ou Monet et Manet, c'est évident lorsque vous, abandonnant tout espoir, vous mêlez d'appréhender la masse des travaux ratés, maladroits ou simplement débutants, que produisent, et c'est très bien, tous ceux que la muse fait un jour chanter. Une pile de manuscrits dans l'antichambre d'un éditeur : vous verrez bien que ce roman est mort-né, celui-ci ne fonctionne pas complètement, celui-là démarrait bien mais n'aboutit pas. Lorsque cela commence à tenir debout, les avis peuvent rapidement diverger sur la qualité, en fonction du goût des lecteurs. Mais tout en bas du panier, il n'y a globalement, hormis légendaire exception, pas de doute.

Enfin, si vous n'êtes toujours pas convaincus sur ce point, je peux le prouver plus simplement : permettez-moi de peindre votre portrait. Je vous mets au défi ensuite de contester qu'il existe en art une échelle de qualité objective.

Il n'y a sans doute pas de limite humaine au nombre des manières de viser la qualité ; qui constitue chacune le style d'un artiste particulier, ayant atteint sa propre originalité. D'autres diraient qu'innombrables sont les noms de Dieu. D'autres encore verraient se réincarner sous d'infinis avatars les mêmes dieux, tous par ailleurs facettes d'un unique divin.

On ne peut pas composer des hymnes paresseusement. Il faut y mettre tout son élan vers le divin. Ensuite, ce seront d'autres qui choisiront, selon ce que leur goût leur en dit, de s'approprier tel ou tel hymne pour y loger leur propre élan.

D'un point de vue linguistique, je ne comprends pas la langue dans laquelle ces prières sont prononcées, en ma présence complaisante.

D'un point de vue conceptuel ou dogmatique, je ne comprendrai jamais les termes employés (en admettant qu'on me les traduise ou que j'apprenne leur sens linguistique) sous le même jour que les gens nés dans la culture et la tradition afférentes à cette religion précise. Les différences sont trop nombreuses, trop intégrées à une façon de penser, de portée trop importante pour envisager (en supposant que j'acquière à la longue la compréhension des codes et notions sous-jacentes) qu'elles ne m'apparaissent autrement que de manière seconde : quand des circonstances exceptionnelles m'amèneraient à reconstruire toutes ma vie et mon identité au sein de cet univers, il me manquerait encore d'y avoir grandi, élevé dans une continuité de culte familiale et collective.

D'un point de vue pragmatique, cependant, nous faisons ensemble une même chose : nous réunir avec des gens qu'on aime, ayant observé des rituels qui, sous cette perspective, ont pour fonction d'éliminer nos variations d'humeur et d'occupation en ce jour donné, pour, ayant partagé les préparatifs, nous retrouver de même fatigués face au symbole de notre finitude (ou de notre transcendance)(ou simplement de notre humanité)(ou d'un désir desdits, au minimum). Et peut-être, en vertu de la répétition des mêmes rituels en des jours déterminés de l'année, nous souvenir d'autres êtres aimés désormais absents, avec qui on les a autrefois pratiqués ; éventuellement, nous projeter dans une persistance étendue aux générations suivantes. Tout cela est possible, en dépit des abîmes linguistiques et conceptuels qui nous séparent, grâce à la bonne volonté et à l'amour que nous y mettons tous, par désir d'unité affective autour de la relation familiale qui nous unit. Nos sentiments sont plus importants que notre langage ; nos sentiments se rejoignent quand nos langages diffèrent.

Pour faire l'expérience de cette dimension pragmatique, il faut bien cependant un langage, des prières, des rituels. On a beau reconnaître leur caractère relatif, on ne peut pas cultiver ces liens interpersonnels sans forme définie, sans norme explicite (le pèlerin déposera des fleurs sur la tombe du saint) ou implicite (venez déjeuner chez moi dimanche). Cela créerait des dissensions, des discussions, certainement des désaccords, et l'activité consistant à débattre et décider de la forme des rituels, ce n'est pas du tout la même que de les pratiquer (fût-ce en y souscrivant de manière variable). L'intellect peut envisager l'arbitraire du signifiant, ou s'abîmer à le justifier, sans préjudice au déploiement sous cette égide contingente de sentiments partagés et nécessaires. “Parce que c'était lui, parce que c'était moi”: l'amour ne fait pas autrement, malgré les raisons qu'on se donne, en choisissant (?) de se porter sur celui-ci ou celle-là plutôt. Il est bien plus ardu de n'aimer personne ou d'aimer tout le monde sans distinction mais entièrement.

Cela dit, parce qu'il m'est nécessaire de disposer ces pétales de rose selon certaines figures héritées, si quelqu'un souhaitait les arranger autrement, je ne vois nul besoin de s'entretuer pour autant. Il suffit qu'il donne un nouveau nom à sa pratique ou, dans le temps, à sa tradition. Cela nous fait appartenir à des groupes distincts, certes, ce qui implique malgré tout un phénomène d'exclusion (on peut donc espérer que les membres de sa famille ordonnent identiquement les pétales, afin de rester ensemble ; cependant on ne peut l'imposer sans étouffer l'amour), mais n'empêche aucunement de se rendre visite et d'agréer, tout en priant avec lui, les rituels différents de notre hôte. Qui serait assez sot pour croire posséder le seul motif exprimant un désir que les roses ne contiennent évidemment pas, dont elles sont l'instrument ? Qui souhaiterait de bonne foi réduire Dieu à la notion qu'il s'en fait ?

Ne pouvoir accepter aucun langage existant, par excès d'esprit critique ou, peut-être, à cause d'une vision directe et personnelle de ce que ces langages visent à désigner, qui m'oblige à trouver pour cela mes propres mots, c'est sans doute la raison pour laquelle j'écris. Sans doute aussi la raison pour laquelle je n'appartiens à aucun groupe, n'utilisant la langue de personne (je créerai peut-être ainsi le mien, si d'autres s'attribuent la mienne ; mais cela m'est-il nécessaire ? Développé-je mon langage pour devenir le prophète d'une secte future, ou simplement parce que j'en ai besoin pour dire ce que je vois ? Hypothétiquement, ce que j'entends inspirer à autrui, est-ce le désir d'adopter mon langage ou plutôt, si la littérature, notion moderne, est une Bible démocratique en élaboration perpétuelle, la conviction qu'il est possible chacun, sans manquer Dieu, d'en parler dans la langue qu'on veut ?)(qui n'est pas pour autant n'importe laquelle)

(Cet article a d'abord été publié en postface à Une année difficile, KDP, 2021.)


Cette chose futile et rare qu’on nomme poésie, je la pratique depuis mes dix ans. J’entends par cela que je lis et j’écris, depuis un quart de siècle, des poèmes. Je devrais donc avoir une petite idée de ce que j’ai fait et pas fait, et pouvoir décrire cette idée.

Mais en y réfléchissant, cette petite idée ne saurait être autre chose qu’une description de la naissance d’un poème, expérience répétée d’où s’esquisse une ombre de généralité. J’entrevois alors mon idée de la poésie comme étant un processus où une définition se double d’une action pour donner lieu à un mouvement de pensée.


1) La définition qui précède l’action n’est guère plus que la reconnaissance d’un état, un hochement de tête à ce qui est. Aussitôt, cette présence de la chose appelle un mouvement, action ou réaction, qui s’y mêle et provoque l’entrelacs du poème.

Loin d’être analyse ou synthèse, la définition est un silence opposé à la chose, visant à s’en imprégner dans son immédiateté, sa complétude, son arbitraire, sa contingence. Il n’y a pas de sujet qui ne se prête à cette attitude : la courbure du poignet d’un être aimé aussi bien que le cours de la bourse figurent parmi ceux que j’ai traités. Il n’y a pas non plus de limite à la répétition, comme Monet avec les cathédrales, pour peu qu’on ne se lasse pas des cathédrales : l’infinie variation du temps est un sujet inépuisable.

À l’origine de cet acte de définition, il y a un intérêt qui confine à l’amour : souhait de soumettre son esprit entier, fût-ce temporairement, à l’objet du regard. C’est ainsi qu’en général, seul le sentiment romantique suscite chez l’amateur le désir d’écrire un poème. Il faut la perversion du professionnel pour offrir aussi entièrement son esprit à des objets variés.

Mais pour que l’on prenne son carnet et son stylo, il faut déjà qu’à ce silence intérieur de la définition ait répondu, comme naissant de sa cuisse, une émotion, c’est-à-dire un mouvement.

C’est une forme d’action qui précède son accomplis-sement : un mouvement de pensée qui résonne harmoniquement, tinte clair, sonne juste et qu’alors l’on écrit. Comme il n’y a de pensée qu’avant le langage, les mots sortent tout seuls, déjà essentiellement nécessaires à l’accomplissement du mouvement de pensée dont ils marquent la fin. (Demeure seulement le temps de les écrire.)

La justesse de la définition détermine les possibles de l’action et il arrive aussi bien qu’une contemplation insuffisante ne donne naissance qu’à un regret, à la fausse impression qu’un poème possible nous échappe, ou que d’autre part l’on reste silencieux des années durant face à l’objet qui fait mûrir en nous un poème jusqu’alors impossible.

Quant aux formes que prend l’action, elles sont aussi variées qu’il y a de poèmes originaux et de poètes sincères. C’est ce qui fait qu’il s’agit d’un art, dont l’histoire et les perspectives ne m’occupent pas ici. De plus, je ne découvre qu’intérieurement, aux étapes d’un cheminement artistique personnel que j’espère non encore achevé, ce que de ces actions je pourrai avoir à connaître et peut-être à comprendre.

Plus que l’action elle-même, c’est alors le mouvement de pensée du poème tel qu’il est lu qu’on pourrait décrire de manière générale, non pour ce qui fait son essence (qui ne souffre pas de généralité), mais, après avoir évoqué ce qui le constitue, pour ce qui distingue le poème parmi les objets sociaux, en particulier parmi les autres objets de langage.


2) Un poème se présente au lecteur comme un mouvement de pensée. En tant que tel, il est pourvu d’une longueur et d’une vitesse. De plus, il n’est pas rectiligne, mais susceptible au contraire de former d’étonnantes arabesques. Enfin, il se définit par une exigence d’autonomie, c’est-à-dire d’exister par lui-même, accessible sans décodage, affichant tout ce qu’il est et rien de ce qu’il n’est pas, tout cela limité par des marqueurs explicites qui l’encadrent dans l’espace et dans le temps.

La musique dans le poème est soit un accident superflu, soit l’expression d’une pensée juste. En resserrant les potentialités vocales de la parole, il s’agit de limiter les écarts de pensée : de n’articuler que le nécessaire. (Il est cependant des situations où beugler une musique insensée constitue la seule pensée juste possible.)

La musique n’est donc pas un élément fondamental du poème, si ce n’est que son rythme définit la vitesse du mouvement de pensée dans le cadre d’une longueur donnée (rythme du compte des syllabes, mais aussi de leur longueur vocalique), et que ses colorations (ou mélodies) sont un élément du sens au même titre que la syntaxe et la sémantique, définissent donc la forme du geste ou du pas de danse dont se compose, fonda-mentalement, dans l’ordre de la pensée le poème.

Évidemment, la beauté ne se dissèque pas ainsi et c’est une horreur de parler de poésie en ces termes, plutôt que d’apprécier la beauté de poèmes particuliers. Cette explication, de fait, ne vaut que pour qui ne se satisferait pas de lire plutôt des poèmes. Pour qui n’en comprend pas l’utilité. Et parfois pour le poète qui se demande quel est son rôle dans la cité, puisqu’on lui fait sentir bien souvent que celui-ci n’est pas clair ou semble inexistant.

Or il ne s’agit pas de s’inventer un rôle, ni de souhaiter une guerre afin qu’il faille encore à coups de poèmes refonder l’unité nationale. Non. Un simple mouvement de pensée n’a d’autre rôle que de fournir à la pensée l’occasion de se déployer. Il n’y a pas d’exercice collectif de la pensée. Il faut accepter la grandeur et l’humilité de cette fonction solitaire et artisanale, primordiale, éternellement inactuelle.

Le sens du mouvement de pensée dépend à chaque fois de ce qui est dit. Si le poème est libre de toute contrainte autre que celle de sa propre existence en tant que poème, il n’en existe pas moins sur le plan du langage en général, courant ou soutenu selon les goûts, dont il ne se distingue jamais a priori (et de quel droit ?), mais parfois voire souvent a posteriori, du fait d’avoir isolé un segment du langage et d’en avoir fait un objet d’art, un peu comme on monte des blancs d’œufs en neige.

De même, un arbre n’a pas d’autre fonction que d’être un arbre. Il étire certes ses branches vers le soleil, mais c’est sans espérer l’atteindre. Il est le lieu de très beaux échanges gazeux, mais c’est une économie, pas une fonction (un poème aussi peut avoir des amis sans pour autant se définir par eux). Il donne de l’ombre et c’est bien agréable en été, mais quand bien même on l’aurait planté à cette fin, l’arbre lui-même ne croîtrait que dans le simple but d’être un arbre. La vie, dont le poème est une manifestation, ne s’explique pas autrement. Le poème est la parole qui du monde fait naître l’esprit.


3) Un poème ne sert aucun objectif rhétorique : ni convaincre, ni expliquer, ni transmettre. Si ce n’est l’objectif à la fois esthétique et éthique d’être juste (sonner juste et penser juste, ce qui dans ce cas ne va pas l’un sans l’autre).

Une personne de mauvaise foi peut détruire un poème sans difficulté. Un poème ne se défend pas (même s’il coupe parfois, de s’être tant aiguisé au ressac de la pensée). Il s’adresse aux personnes de bonne foi, repré-sentant lui-même un effort de bonne foi.

Il est en cela à la fois inférieur et supérieur à toute autre forme de discours.

En termes taoïstes, un poème est tout-puissant, car il ne combat personne et partant, nul ne peut l’atteindre.

Mais cette toute-puissance s’accompagne d’une exigence, pour ne pas être solipsisme. Il ne s’agit pas de dire n’importe quoi sous prétexte que la poésie n’aurait pas d’importance ; au contraire, c’est de n’avoir pas d’importance qui impose au poème de viser à chaque instant une parole indispensable.

Davantage : dans le Tao, celui qui ne combat pas et qu’on ne peut donc atteindre, c’est le prince, que distingue le souci du bien commun. De même, la parole juste du poème se distingue par un oubli de soi (même lorsqu’on surfe sur la vague d’une émotion personnelle) au profit de ce qui fera sens à un autrui qui n’est ni là, ni maintenant, ni ailleurs, ni autrefois ou demain.

Constat qui n’est, bien entendu, pas prescriptif. Il ne s’agit pas comme un publicitaire de chercher à servir l’autre et ses désirs anticipés, mais d’une exigence intérieure qui s’exprime d’une manière toujours personnelle — c’est-à-dire à travers la recherche toujours personnelle des sonorités justes mêlées aux pensées justes (plus que mêlées : intrinsèquement indissociables).

Si d’autres objets de langage sont également les lieux de mouvements de pensée, le poème seul ne poursuit pas d’autre but que de parfaire, en le répétant, cet acte fondateur de l’humanité où le sujet pensant se découvre, à mesure qu’il s’essaye, pourvu de capacités infinies, laborieusement conquises et pouvant bénéficier à tout autre sujet.

Le poème est un acte individuel gratuit, mouvement de pensée par lequel se révèle, peu à peu, l’étendue collective de l’esprit humain.


Ces remarques, nées d’un besoin d’exister socialement, je les échangerais volontiers contre un poème ; mais ne saurais les en faire suivre, tant l’usage du langage y est autre. Il faudra d’abord rester quelque temps silencieux.

Dans une société technologique, l'inspiration évoque une notion romantique dépassée qui consistait, croit-on, à recevoir sous l'effet d'une transe pythique le contenu d'une œuvre directement des dieux, sans réflexion ni travail (le mot « technique » lui-même aurait fait grimacer) mais par l'effet seulement du génie, sorte de grâce innée associant créativité, folie et syphilis en de rares individus généralement mâles et issus des classes dominantes. Cependant, essayez d'appliquer uniquement des techniques à l'écriture littéraire, que ce soient les recettes à roman dont les Américains sont friands ou les structures de la rime telles qu'on nous les enseigne à l'école, et si vous êtes satisfaits du résultat, alors pourquoi lire cet article ?

Repenser l'inspiration (ou la tentation d'une contrepèterie)

Puisque vous êtes ici, nous sommes d'accord : il faut autre chose qu'application purement mécanique de principes théoriques si l'on veut écrire des textes valant d'être lus. Mais qu'est-ce donc que cette inspiration, si l'on persiste à la nommer ainsi, cette ressource moins objective, moins explicite que la technique ou la réflexion, qui différencie pourtant un poème réussi d'un exercice de style ? Que cherche un écrivain qui n'écrit pas, sentant que lui manque un ingrédient essentiel ? Qu'a-t-il trouvé lorsqu'enfin se met en branle trépidant son outil ? Je ne pense pas pouvoir me tromper (car c'est ne prendre aucun risque) en affirmant qu'il arrive à l'inspiration de se présenter sous des formes diverses, ni en soulignant l'utilité de les examiner un instant.

Le sentiment ou enthousiasme lyrique est une option avérée, mais des plus délicates, requérant une maîtrise sans faille (de soi et de son instrument) sous peine de se noyer dans ses propres larmes et de perdre ainsi la capacité de jugement qui préserve de la logorrhée. Une idée, cela marche aussi : d'ailleurs, s'il vous est possible de concevoir d'où viennent les idées (je ne sais pas, en lisant beaucoup de philosophie, peut-être), je retiendrais volontiers cette étincelle initiale — certes dépendant de nombreux éléments connexes mais, lorsqu'elle apparaît, pourvue d'une énergie spécifique — comme première définition de l'inspiration. Une obsession (ou le nom du chien d'Astérix), ce serait encore plus pratique, permettant à votre idée d'acquérir assez de continuité, sinon de stabilité, pour soutenir de votre part un effort prolongé. Un traumatisme psychologique serait parfait, mais je ne peux pas non plus vous demander tous les sacrifices.

Du sentiment et des idées, sans doute, et plus précisément cette impulsion qui les fait naître (ou affleurer à la surface d'un océan psychique aux abysses grouillant de monstres divers, si on souscrit au modèle freudien) et, c'est le second élément indispensable, s'incarne en un langage particulier (l'écriture, la musique, le dessin) plutôt que de se disperser dans le flot de la conscience1. Il serait tentant de définir ainsi l'inspiration et d'appliquer la notion de technique à un procédé second de « traduction de l'inspiration en langage », mais ce n'est pas si simple. Dans l'inspiration, il y a déjà du langage (de premiers mots, une mélodie), émergeant comme une promesse, aspirant à se poursuivre : vous ne pouvez pas le prendre, l'analyser, et en déduire la forme de l'œuvre achevée. Il vous faut continuer sur cette lancée initiale, en un travail qui inclura nécessairement des dimensions techniques, mais à l'intérieur du mouvement de l'inspiration.

Inspiration et technique : un dialogue permanent, une opposition illusoire

C'est en effet un phénomène bien réel : il advient que des phrases « sortent toutes seules » les unes après les autres, à tel point que c'est uniquement l'agilité du poignet ou des doigts qui limite la vitesse d'écriture. Cela m'est arrivé pour la première fois quand j'avais dix ou onze ans et, bien entendu, à l'époque, cela m'a semblé proprement magique2. Les phrases se succédaient, exprimant métaphoriquement ce que je ressentais, jusqu'à ce qu'une page noircie je me sente satisfait. C'était bien autre chose que de rédiger un devoir ou une lettre selon un plan prédéterminé ! Le résultat me paraissait assez beau, par contre, là où j'ai été bien embêté, c'est en voulant recommencer… Cela vient tout seul, mais cela ne vient pas tout seul…

De plus, en y réfléchissant, quand on écrit des phrases de manière « normale », on les fabrique toujours par fragments successifs qui se présentent tout conçus, avec des hésitations peut-être, des options possibles entre lesquelles nous choisissons, mais qui chacune apparaît déjà formulée : c'est aussi de l'inspiration, à petites doses, filtrée par des notions techniques (ceci est-il correct grammaticalement, le niveau de langue correspond-il à mon auditoire, etc.). Peut-être l'inspiration est-elle toujours là, à la naissance du langage, et sont-ce son échelle (les dimensions des unités de langage produites) et sa coloration (l'intention ou le ressenti qui la motivent) qui varient ?

Autre exemple, les diverses blagues qui me viennent à l'esprit en écrivant ces articles ; qu'on les aime ou pas, elles surviennent spontanément en raison, probablement, des sentiments qui m'animent tout en travaillant à construire un discours sensé : un besoin de ne pas trop me prendre au sérieux, une conscience aigüe des limites de toute description théorique. Je pourrais difficilement les rajouter après coup, ici et là, dans le but de produire un effet rhétorique réfléchi : il faut, pour être bien senties, qu'elles résultent d'une forme d'inspiration et c'est ce qui confère au propos une voix d'auteur, avec une personnalité3. Il n'est pas impossible, en revanche, que j'aie multiplié sciemment ces blagues afin de m'en servir comme exemple : il aurait suffi de faire preuve de moins de rigueur, de moins censurer mes inspirations de plaisantin au profit de celles de penseur sérieux, et d'avoir anticipé ce que cela me permettrait d'illustrer. Je ne peux ni confirmer ni infirmer cette hypothèse, d'abord car ce ne serait pas drôle, ensuite parce qu'il est plus important de souligner que laisser cours ou non à son inspiration, l'orienter, la maîtriser, c'est déjà une forme de technique, par définition subséquente à l'inspiration, mais que l'on peut travailler de manière pratique.

Ainsi, au sein même de l'inspiration, il existe un regard critique (valider ou non les mots qui nous viennent, les revoir, choisir entre plusieurs options) et la possibilité de se constituer un bagage technique, c'est-à-dire des notions fondées sur l'expérience ou l'apprentissage qui viennent guider le flux de l'écriture. Si le regard critique repose sur une évaluation qualitative ou des stratégies rhétoriques internalisées, la technique serait plutôt une conception formelle disponible qui structure sans l'interrompre la progression du texte (au contraire d'un schéma théorique préalable, statique, permettant seulement de faire des plans, mais pas d'écrire). Par exemple, vers mes 18 ans, je me souviens avoir remarqué que plusieurs de mes poèmes, spontanément, se terminaient par la répétition du premier vers ou des deux premiers. Après en avoir pris conscience, c'est devenu une possibilité, voire un jeu (les répéter en les inversant, répéter avec un sens devenu différent entre temps, créer plusieurs enchâssements concentriques, etc.) : une technique, donc, rudimentaire sans doute, en rien miraculeuse, mais provenant d'un travail répété, née d'une suite de moments d'inspiration, en somme une technique d'artisan et non de machine.

Une technique à l'intérieur de l'inspiration, tout comme il existe, et même il est nécessaire de rechercher, une inspiration à l'intérieur de la technique. Pour faire très simple, imaginons que mon cahier des charges, techniquement, soit d'écrire 21 petits textes, en 3 parties de 7, de format très court afin d'être chantés par une soprano en quelques minutes de musique chacun. Je vais organiser les 3 parties de manière à ce qu'elles se succèdent de manière signifiante, compter jusqu'à 7 à l'intérieur de chacune d'entre elles, et avoir une idée des thèmes et formats qui conviennent à chaque petit texte. Et maintenant ? Il faut encore qu'il y ait quelque élan, quelque enthousiasme ou excitation, pour qu'ils aient un peu de chair en eux-mêmes. Là, mon inspiration va se situer dans un cadre qui doit me rester à l'esprit en écrivant, mais une fois celui-ci posé, j'en reviens à chercher à chaque fois une étincelle, quelque chose d'imprévisible, d'improgrammable, qu'il ne m'appartient que de cultiver comme une plante, pas de construire comme un puzzle.

L'opposition entre technique et inspiration se dépasse ainsi selon un schéma de type « yin yang », par inclusion de l'une en l'autre et de l'autre en l'une, mais aussi, avec le temps et la pratique, par une fusion spécifique des deux attitudes mentales, propre à chacun, que l'on pourrait également appeler un « style ».

Cas pratique : construire un roman (ou « dialectique architecturale », pourquoi pas)

La relation entre technique et inspiration n'est jamais aussi délicate, du moins me concernant, que lors de la conception d'un roman. Comme il s'agit d'un texte long, très long, il est pratiquement impossible de l'écrire d'une traite (à moins de s'appeler Stendhal, à en croire la légende parmesane), et comme il s'agit d'un texte structuré, a priori pas mal structuré, il est pratiquement impossible qu'il vous sorte tout armé du crâne. On aime cette image de l'écrivain acharné, labeurant4 nuit et jour afin d'extraire de lui-même le roman qu'il devinait y vivre sous sa forme définitive déjà, mais elle relève plutôt d'un fantasme visant à faire du texte un objet immuable et parfait, aux caractéristiques intrinsèques, alors qu'il relève davantage de la somme d'innombrables décisions, corrections, erreurs même, ayant atteint un état jugé fini. En réalité, lorsqu'on écrit un roman, il y a souvent un plan5.

Un plan, c'est une structure, c'est à dire aussi des étapes, concrètement : des parties à écrire l'une après l'autre, rarement dans l'ordre, mais jamais toutes en même temps. Une succession de parties, donc, reliées entre elles par des associations logiques, dont au minimum le déroulé du texte (qu'on peut représenter par un sommaire) et le temps de l'histoire (la chronologie interne à l'espace fictionnel). De ce point de vue, chaque partie est un élément d'une chaîne, définie par ses relations et ce qu'elle apporte à l'ensemble. L'auteur en possède une notion abstraite, extérieure au récit.

Tandis que l'inspiration, dans l'écriture du roman, ce qui fait progresser d'une phrase et d'un paragraphe aux suivants, c'est d'être en imagination à l'intérieur du récit. D'y être suffisamment pour voir, percevoir, ressentir, observer, comprendre et réagir à ce qui s'y passe. C'est, je crois, la seule manière de pouvoir raconter sincèrement, sans faire semblant, des faits inventés. Même si l'on y conçoit des notions abstraites, c'est plus comme dans la vie : en arrière-plan, plus ou moins conscient, plus ou moins analytique selon les personnalités, de l'action qui possède sa dynamique, ses exigences propres. Être immergé dans le récit, au moins autant qu'un acteur dans son rôle6 est ainsi un état inconciliable avec celui de l'organisateur calculateur extérieur et planificateur.

Mais, ainsi qu'évoqué plus haut, en dehors des films hollywoodiens, on ne peut guère rester en transe tout le temps d'un roman, l'écrire comme on le lit si on le lit d'une traite. Il faut donc effectuer des aller-retour, plus ou moins aisés, entre les deux points de vue ; accepter la possibilité que le travail de l'un vienne modifier l'autre et ne pas s'y perdre trop ; s'inscrire dans une dialectique (pardon) où vers l'horizon du manuscrit fini, thèse et antithèse s'entremêlent jusqu'à devenir la synthèse du texte senti ET structuré (faire seulement l'un des deux, c'est facile) ; et fluidifier autant que faire se peut les trajets, en particulier celui consistant, après s'être appliqué à faire de beaux plans, à revenir à la réalité de l'écriture de fiction, qui exige qu'on s'y implique davantage (« Il suffit d'y penser. Et de s'y mettre. », d'après Jorge Semprun, je souligne). Du moins, telle est mon expérience : j'ai lu des interviews d'écrivains décrivant d'autres procédés moins ardus (tout serait planifié d'abord, tout s'écrirait facilement ensuite, ou le contraire), mais je ne sais pas si j'y crois complètement7.

Technique et inspiration, inspiration et technique

À travers ces exemples et tentatives de définition (pour lesquelles je ne peux m'appuyer que sur mon expérience personnelle, ne prétendant donc pas à l'exhaustivité, mais à communiquer quelque chose d'utile), les notions d'inspiration et de technique se sont précisées, au moins pour moi. L'inspiration serait un état intérieur indispensable à l'écriture, ressemblant fort peu finalement à la réception par ondes spéciales d'une création toute formée à l'avance par une source divine, mais plutôt à un élan, une confiance (en soi, en l'effort qu'on fournit) mêlant idées, sentiments (ou ressenti) et un début d'ébauche concrète du texte à produire : une première phrase, de premiers mots qui sont « déjà là » au moment où l'on se met à l'ouvrage. L'un des enjeux du travail d'écrivain serait de la maintenir en vie, cette inspiration, le temps requis pour l'achèvement du texte envisagé : même avec des pauses, évidemment nécessaires lorsque le texte est long, il faut parvenir à l'isoler en nous, à la ménager, pour savoir la reprendre et la conduire jusqu'au bout de la trajectoire qui nous semble lui convenir. L'inspiration est indispensable parce qu'elle nous montre quelque chose qui n'est pas encore là, vers laquelle elle n'est à chaque instant qu'un seul pas dirigé. L'inspiration est un peu mystérieuse parce qu'elle relève d'un phénomène intérieur : on ne peut que la ressentir soi-même, non l'observer chez les autres. L'inspiration peut paraître opposée à la technique, car le meilleur moyen de la perdre est de se lancer dans des calculs ou analyses objectivants sur un texte qui n'existe pas encore, mais nous avons vu que ce n'est pas si simple.

La technique a toute sa place auprès de l'inspiration, sous diverses formes qui ne l'entravent pas, mais au contraire la soutiennent et lui permettent de se transmuer en œuvre, c'est-à-dire qu'un état intérieur devienne un objet extérieur et concret. (Objectiver un état intérieur, c'est le limiter à ce qu'il est à cet instant, le figer en graine, tandis que le travail d'écrivain, c'est de le transformer — progressivement, peu à peu, par le travail et non par l'abstraction — en objet.) D'ailleurs, on peine à concevoir ce que l'inspiration toute seule produirait : l'inspiration c'est un désir, une idée, une vision, un élan, l'ébauche d'un premier geste, mais après il faut travailler, répéter des gestes, les améliorer, trouver les suivants, et là c'est affaire de technique. L'ignorer ne reviendrait qu'à choisir une absence de technique, ce qui a peu de chances de fonctionner. Cependant, si appliquer analytiquement des techniques préalablement définies ne me semble pas compatible avec l'inspiration, que reste-t-il ? Principalement deux sources et (mauvaise nouvelle) qui prennent du temps toutes les deux :

  1. la lecture. On peut y remarquer consciemment de petits points techniques, mais dans ces moments-là on ne lit pas, on est en pause, et c'est l'état d'hypnose de la lecture qui en fait l'intérêt8. C'est donc surtout de manière inconsciente, par osmose, que la lecture peut nous apprendre à écrire. Je conseille de s'y adonner souvent et longuement.
  2. l'écriture. Je conseille de s'y adonner souvent et longuement. Si c'est en lisant qu'on devient liseron, c'est en écrivant qu'on écrira mieux. On peut apprendre beaucoup de sa propre écriture, à condition de recommencer encore et encore, et de ne pas se prendre pour un génie dont toute phrase est parfaite, ni pour indigne d'écrire dans le cas contraire. Parfaire est un processus perpétuel, tant qu'on ne s'arrête pas on fait mieux qu'avant-hier. Développer des techniques à partir de nos propres difficultés, réussites et obsessions, c'est se construire un style, ce qui demande du temps mais en vaut la peine.

J'approche de trente ans d'expérience (c'est l'avantage de commencer tôt). Mon travail a beaucoup changé et j'imagine pouvoir encore beaucoup progresser, si trente années nouvelles me sont données. Mais d'un autre point de vue, qui m'interpelle de plus en plus à mesure que le temps passe, j'ai l'impression que rien n'a changé, de poursuivre la même vision depuis le début. Évidemment, j'apprends des choses et j'essaie de m'améliorer ; mais ce que je m'efforce d'atteindre, ce vers quoi me pousse mon inspiration, n'a pas changé et pas seulement en cela que c'est toujours hors de portée. Mon attitude tentant d'y tendre mon regard, la source du désir d'écrire, si on veut, se ressemble beaucoup d'année en année. Patience et persévérance : deux états intérieurs qui sont aussi des techniques pour un écrivain.

Mais concrètement, quoi faire ?

Si la meilleure technique n'est pas celle que l'on apprend d'autrui, mais celle que l'on acquiert soi-même à l'ouvrage, que peut-on retirer d'un article comme celui-ci ? Peut-être, outre les discussions précédentes, quelques indications quant aux endroits où chercher :

  • cultiver l'inspiration : quand elle vient toute seule, c'est parfait, mais pouvez-vous la convoquer tous les jours ? Y a-t-il des activités ou des rituels qui la favorisent ? Les arts visuels, musicaux ? Un quart d'heure de culture métaphysique ?
  • ne pas perdre l'inspiration initiale : doute, découragement, mais aussi excès d'enthousiasme, impatience à formaliser l'encore naissant (et bien sûr solliciter trop tôt le regard d'autrui), cela peut nuire. Ce qui peut aider ? Identifier ce qu'est l'inspiration pour vous ?
  • chercher la technique dans la pratique : je ne vais pas vous dissuader de lire mes prochains articles, ça ne fait pas de mal de discuter un peu et, de temps à autre, l'expérience d'autrui peut nous stimuler, mais c'est avant tout de votre écriture qu'il faut partir pour vous améliorer. Le but n'est pas d'avoir les meilleures idées possibles sur l'écriture9, mais d'écrire de son mieux10.
  • du début à la fin d'un long projet, l'inspiration traverse souvent des phases, pas seulement d'alternance de motivation, mais aussi d'ouverture, au début lorsqu'on explore toutes les directions possibles, puis de rassemblement, lorsqu'il faut ramener à soi son filet et songer à conclure (ce qui peut prendre plus longtemps que d'y songer), et d'autres encore sans doute qu'il pourrait être utile de connaître en vous-mêmes.

    1. Je me permettrais sur ce point un conseil : ne jamais laisser se perdre un moment d'inspiration, c'est-à-dire une idée qui aboutit à des phrases bien senties. Il faut les noter ! Même si cela signifie rallumer la lampe de chevet, se relever quand il faisait bien chaud sous la couette pour écrire, les yeux froissés par le sommeil, la phrase heureuse qu'on ne saura continuer ; et lorsqu'on se recouche et qu'apparaît tout à coup la suivante, recommencer… Même si cela signifie se garer sur une aire de repos pour s'envoyer à soi-même un texto ou encore s'absenter aux toilettes plusieurs fois en une heure sous le regard moqueur d'un collègue de bureau, il faut noter car ça ne vient pas quand on veut. On pourra toujours développer plus tard, mais pas retrouver cette tournure qui, unique ou pas, nous a fait frissonner un instant.
    2. D'ailleurs, en mon for intérieur (je ne le dis à personne car ça semble un peu ridicule), je compte à partir de là mes débuts d'écrivain. Avant, j'avais produit quelques poèmes et histoires, comme enfant on fait des dessins. Mais ce jour précis m'a initié à une activité de nature et d'enjeu différents, et s'il revient à d'autres que moi de décider à quel moment, ou pas du tout, j'ai commencé à écrire des textes « littéraires » « valables », à l'échelle individuelle je n'ai fait que continuer sur ma lancée.
    3. Laquelle, encore une fois, peut attirer ou repousser : se mettre en scène est toujours risqué, s'effacer étant sans doute plus sage si l'on veut qu'un texte demeure ouvert au plus grand nombre.
    4. Oui, c'est un verbe, au moins une fois avant celle-ci (Céline, *Mort à crédit*, 1936, p. 477)
    5. Sujet qui mérite à lui seul un prochain article.
    6. Je vous conseille donc d'écrire des romans joyeux, si vous pouvez. Car il faudra tout ressentir.
    7. Il faut noter qu'un écrivain parlant de son écriture, c'est un genre fictionnel à part entière, dont la motivation n'est pas toujours d'aider autrui à comprendre _comment ça marche_ en réalité.
    8. Un prochain article pourrait évoquer cette question.
    9. Sinon voyez Blanchot, Maurice, _L'Espace littéraire_, 1955.
    10. Voyez aussi Blanchot, les romans…

12/10/2022

La confiance en soi est une variable essentielle du travail d’écrivain, comportant un risque d’excès aussi bien en positif qu’en négatif ! En particulier, si vous avez déjà essayé d’écrire un roman ou un projet long demandant plusieurs mois voire plusieurs années d’effort, ou simplement songé à le faire, la question de la confiance en soi s’est certainement présentée à vous. Ayant pour ma part probablement commis toutes les erreurs possibles en cette matière (et ce n’est pas la dernière fois que j’invoque cette source de compétence !), je pense être en mesure de vous offrir un aperçu des pièges les plus courants et des écueils à éviter. Après les avoir passés en revue, je vous exposerai ma solution personnelle, dans l’espoir qu’elle puisse vous être utile également.

L’excès de confiance en soi : un écueil relativement rare

Nous avons tous à l’esprit des images d’écrivain ou d’artiste certain de son génie, non moins convaincu de l’infériorité du talent des autres, et se comportant comme un Victor Hugo en rut dans une émission du soir de Canal Plus. C’est peut-être un cliché sans réalité intrinsèque ; peut-être certains se livrent-ils effectivement à un tel spectacle (je l’ignore car je n’ai pas la télé). Quoi qu’il en soit, hormis le risque d’importuner votre entourage, la manière dont vous projetez socialement votre personnage d’écrivain n’a que peu d’incidence sur ce que vous ressentez vraiment lorsqu’il s’agit d’écrire.

Là, il est bien rare de se sentir sincèrement planer au plus près des étoiles, n’ayant qu’à déplacer la plume ou la touche du clavier pour que coulent de source divine des phrases d’une perfection sans tache. Et autant le dire tout de suite : qui que vous soyez, ce serait une erreur ou du moins, une illusion transitoire. Certes, l’inspiration existe, mais elle ne produit pas les mêmes résultats la première ou la millième fois qu’elle vous rend visite ; ce qui se passe entre-temps relève sans doute en partie du domaine de l’inconscient, mais sur le papier l’on tend à constater une amélioration qualitative qui montre bien qu’un travail a eu lieu, une progression qui reste toujours possible. Et puis, si vous écrivez, vous avez beaucoup lu : vous avez nécessairement des préférences et des goûts, voire des idées et des ambitions. À la relecture, voilà qu’à l’inspiration vient répondre la critique, et la difficulté ne sera pas de trouver à réécrire, mais de savoir où s’arrêter. Vous n’êtes pas tiré d’affaire, mais au moins vous ne risquez plus de pécher par excès de confiance !

Je me dois de noter ici un phénomène courant : l’ivresse du débutant. Certes, il y a quelque chose de magique dans la création artistique, un frisson divin qui fait écho au sentiment qu’on a connu en lisant (ou en jouissant d’une autre sorte d’art) sauf que cette fois, c’est de nous qu’il provient. Il n’est pas malvenu d’y prendre du plaisir et de cultiver cette activité particulière qui nous y livre accès, cependant, il faut savoir que ce n’est pas un phénomène inusité. Chacun, lorsqu’il trouve l’instrument ou la forme qui lui convient, est susceptible de produire une étincelle ; cela est dû peut-être au fait que ce qui brille ainsi relève du plus profond et du plus partagé de l’expérience humaine. Mais être capable d’art ne fait pas de vous automatiquement un grand artiste, ni même un bon. C’est simplement le tout premier pas d’un long parcours, étape essentielle mais largement insuffisante, et il vaut mieux le savoir avant de sortir nu dans la rue en s’attendant à recevoir un tonnerre d’applaudissements ou, pire, de se montrer agressif si ce n’est pas le cas.

Le manque de confiance en soi : bienvenue au club des écrivains

Reconnaissons-le : il est bien plus facile de se torturer indéfiniment, d’abuser de l’alcool et de la corrida, de se couper une oreille ou de tomber d’un pont que d’écrire un roman. Manquer de confiance en soi ne sera donc pas une condition suffisante pour devenir écrivain, malheureusement (pour jouer quelque temps le personnage, pourquoi pas, mais aussi ça ne coûte pas cher) ; en revanche, l’inverse est pratiquement vrai que tout individu sincère, ayant bien attisé sa petite étincelle, construit un beau bûcher, étayé des remblais solides et mis le feu à sa propre effigie, en contemplant son ouvrage se demandera si de loin, parmi les étoiles, sa fragile lueur saura se distinguer. Et pour peu qu’il ait de l’imagination, anticipant un peu, cette question le hantera tout au long de son labeur et lui présentera, à chaque étape et chaque instant de réflexion, la tentation d’arrêter.

Une mention spéciale est due ici aux professeurs de français et de littérature qui, eux, ont la sagesse et le privilège de ne jamais commencer, car « comment pourrais-je oser me comparer à tous ces grands maîtres dont — et là je me démarque malgré tout — je connais si bien les œuvres ? » Généreux autant que philosophes, ils ont, disant cela, la grâce d’étendre implicitement (ou pas) leur propos à leur interlocuteur qui, au cas où il se proposerait d’écrire, serait déjà coupable d’une outrecuidance inconsidérée à l’égard desdits maîtres dont — et c’est là circonstance aggravante — il connaît sans doute moins bien les œuvres que le professeur, n’est-ce pas ? Allez, quant à moi, je leur pardonne, mais quelque part ils ont raison : s’il ne s’agissait que de s’inscrire dans un palimpseste savant, il faudrait de la connaissance des œuvres être le roi pour ensuite, par un procédé possédé seulement des initiés, pénétrer le secret de leur création. Heureusement, la littérature comme tous les arts naît d’abord de la vie, et ne laisse aux docteurs que l’autopsie de cadavres plus ou moins frais.

Malgré tout, soyons francs : douter de soi, douter de son talent, douter que ce que l’on écrit mérite de l’avoir été, mérite d’être conservé et non brûlé, déchiré ou mis à la corbeille, mérite d’être retravaillé car l’on pense pouvoir parvenir à quelque chose, douter de savoir concevoir un tel quelque chose qui ne soit pas qu’une obsession personnelle, mais ait une valeur pour autrui, douter de sa capacité à réaliser une œuvre qui atteigne cette ambition, douter d’y parvenir de son vivant, car c’est long, c’est très long et on ne peut pas faire que ça de ses journées, douter d’y parvenir une fois mort car ce n’est guère pratique, douter enfin de l’objet de son doute et préférer se masturber physiquement que mentalement (comme disait mon papa), c’est-à-dire encore une fois ne pas écrire : c’est à peu de chose près le pain quotidien de l’écrivain. À l’occasion, j’imagine l’éventualité d’atteindre l’équanimité suprême et ne plus être sensible à tous ces doutes ; mais alors il me semble que je n’aurais plus besoin d’écrire.

La confiance en soi face à autrui : attention au miroir !

S’il est inévitable de se confronter à ces questionnements, dès lors qu’on pose le pied dans un domaine aussi vaste et aux multiples horizons, ma foi, à l’échelle individuelle, la réponse est dans l’écriture et tant qu’on arrive à produire quelque chose et à le supporter, on pourrait s’estimer satisfait. Mais qu’on le veuille ou non, l’écriture comme tous les arts relève du spectacle, c’est une activité que l’on pratique en égard à autrui (même si cet autrui est absent, imaginaire ou pas encore né), et si l’on se fait parfois l’impression d’un acteur qui jouerait seul dans un désert, du moins cet acteur imagine-t-il un public et, peut-être, ce public sera-t-il là avant que l’effet de son jeu ne se dissolve. Et voici venu le moment où, ayant bien travaillé tout l’été, on resserre tous nos doutes en cette unique et périlleuse question : « alors, qu’est-ce que tu en penses ? ».

Combien de vocations n’ont-elles pas été détruites par les mots maladroits d’un parent, d’un professeur, d’un ami ? Combien d’espoirs déçus, de compliments insuffisants, de critiques mal reçues, de jugements péremptoires ? Le problème de l’écrivain, c’est qu’autrui n’est jamais qu’un seul autre, en réalité, tandis que nous l’imaginions multiple, sensible et versatile, aussi sincère que nous entendons l’être en écrivant, accueillant notre création avec une joie égale à la nôtre, et bienveillant et vaste d’esprit. Le retour que nous sollicitons ne nous satisfera jamais ; seul celui qu’on nous offre, parfois, spontanément, nous donnant l’illusion qu’il s’agit du reflet d’un soleil brûlant partout mais invisible à nous seuls, apaise un instant l’angoisse permanente du performeur isolé.

Un problème concret qui se pose, c’est que nous prions notre parent, notre professeur, notre ami, de nous fournir son opinion personnelle et sans filtre sur ce que nous avons écrit. Or presque personne n’aborde ses lectures et autres œuvres d’art sans l’intercession de sélections et d’interprétations sociales qui valident d’abord culturellement l’objet, avant de permettre à chacun de former un avis subjectif. Si vous vous présentez, écrivain débutant, avec simplement un texte à la main, vous ne demandez pas en fait à votre interlocuteur son jugement individuel, mais plutôt de vous procurer une validation sociale qui n'est pas de son ressort, puisque celle-ci relève de vastes institutions ; et vous lui tendez quelque chose qu’il ne saurait reconnaître : un texte brut, sans intermédiaire, sans recommandation, sans imprimatur1. En toute probabilité (sauf si vous venez d’un milieu rare, ce qui explique par ailleurs que celui-ci se reproduise aussi efficacement), vos proches ne se considèrent pas compétents pour valider socialement une œuvre d’art, ils n’ont pas de statut leur permettant de le faire, et ce d’autant moins que leur relation avec vous obère un peu plus leur légitimité en la matière (une fois que vous avez passé l’âge où tout enfant est peintre de talent pour les amis de ses parents). Il faut donc escompter de leur part une certaine perplexité, un sentiment d’impuissance qui peut se traduire par un rejet, parfois par une franche irritation chez ceux qui n’aiment pas qu’on leur expose les limites de leur capital culturel ; en tout cas, il est utile de reconnaître que votre attente à leur égard est démesurée.

La confiance en soi face aux éditeurs : le poker menteur menteur

Vous allez donc, si vous n’êtes pas encore découragés, rechercher la validation du milieu professionnel qui se charge de ce genre d’affaires, à premier titre les éditeurs, puisque c’est le fait d’être édité qui rend un auteur légitime. Or, là aussi, c’est une erreur : le job des éditeurs, c’est l’exploitation des œuvres, de la mise en page à la mise en scène, c’est de travailler à tous les facteurs qui font qu’un livre se vend bien et récolte les récompenses. Même s’ils ne vous le diront pas, car il est rare qu’un être humain dissipe volontairement l’illusion qui lui confère du pouvoir, leur rôle n’est pas de considérer l’ensemble de la production écrite du pays, de l’analyser dans son intégralité afin de porter un jugement précis et juste sur sa qualité, pour enfin sélectionner les textes qui méritent d’être enseignés à l’école du siècle prochain. S’il y a un élément de prospection dans le travail de l’éditeur, c’est (pour des raisons concrètes de temps et de faisabilité) d’identifier parmi ceux qui ont déjà une forme de légitimité et de visibilité des auteurs dont ils pensent pouvoir développer la stature. Pour le reste, on vous laisse généreusement envoyer vos manuscrits par la Poste, on les conserve quelques semaines sous la garde nerveuse d’un stagiaire dont l’éventuel avis n’aurait que peu de valeur à nos yeux, puis on vous adresse un courrier poli dont on espère qu’il permettra de ne pas vous perdre comme client (car ceux qui écrivent des manuscrits sont, potentiellement, ceux qui achètent aussi des livres). D’après ce que j’en ai vu, personne n’en est vraiment heureux, mais personne ne sait comment faire d’autre (refuser les manuscrits, c’est déplaisant ; tous les lire, c’est impossible)2.

Vous êtes ainsi dans une situation familière : celle du jeune diplômé qui recherche un premier emploi et à qui l’on demande pour cela d’avoir déjà une première expérience. Aporie qui exprime en fait l’incapacité à valider en une seule fois la position sociale convoitée par le candidat, ainsi que l’angoisse qui entoure le moment de l’adoubement (car si l’évaluateur se trompe, c’est sa propre position au sein du groupe qui perd en valeur). Personne ne peut introniser tout seul un nouveau membre d’une confrérie et c’est un ensemble de facteurs, dans la durée, qui permettront aux individus d’avoir suffisamment confiance pour vous donner le job (ou le contrat d’édition). Pendant longtemps, vous ne serez écrivain pour personne ; et puis un jour, vous le serez depuis longtemps pour (presque) tout le monde ; et vous n’aurez aucune idée de ce qui ce sera passé ni quand.

Entre-temps, si votre soif de reconnaissance vous incite à lutter, vous pouvez participer à un grand marchandage de monnaie symbolique entre intermédiaires, qui a lieu un peu partout où des objets culturels sont produits ou consommés. Il vous faudra pour cela acquérir un petit capital (a priori, autrement que par l’écriture : devenez donc journaliste, éditeur, professeur, bibliothécaire, organisateur de festival, fonctionnaire dans un service pertinent, revuiste, traducteur littéraire, libraire, blogueur, mécène ou groupie), soit une position vous permettant, même de manière marginale, de produire de la légitimité culturelle, mais principalement pour autrui, puis vous efforcer par des échanges de natures diverses (il faut savoir boire, copuler, flatter, humilier) de négocier un renvoi d’ascenseur et de construire ainsi (très) progressivement votre petit domaine au royaume des aveugles. Ah, et puis n’oubliez pas d’écrire, pendant ce temps !

La confiance en soi se trouve en soi, pas chez les autres

Revenons donc, au moment de conclure, à cette situation qui nous intéresse : une personne qui écrit ou envisage de le faire, seule face à elle-même et à ses attentes. Enfin, un moment de calme, dans une pièce à la porte fermée, avec des feuilles de papier et un stylo, un ordinateur. Il est temps de faire ce à quoi l’on a tant pensé. Soudain, tous les doutes du monde nous assaillent, toutes les remarques dénigrantes reçues ou craintes ressurgissent, tous les porteurs d’autorité qu’on a croisés dans notre vie réapparaissent autour de nous. On trouvera alors mille raisons de ne pas écrire, mille autres tâches à accomplir sans attendre, des exigences plus concrètes, incontournables, qui permettront au moins, espère-t-on, de se donner à soi-même une bonne excuse, plus tard, pour n’avoir pu écrire.

Comment avoir confiance en soi ? Comment peut-on avoir confiance en soi ?

Il faut décider par soi-même. Si l’on voulait « être écrivain » pour la reconnaissance sociale ou l’adulation qu’on imagine, par orgueil ou par défaut d’autres réussites (car si l’on ne peut se croire ministre tout seul dans sa chambre, on peut toujours se croire écrivain !), alors l’attente envers autrui sera la plus forte : on ne saura pas, tout seul, écrire, ou bien ce sera sous la torture d’une expectation croissante, étirée jusqu’à la limite de nos forces et dans la plupart des cas, si nos forces nous portent jusqu’à l’achèvement d’un livre, déçue, car la souffrance n’est pas la mesure du génie, et on n’aura jamais fait qu’un premier livre, pas toujours le meilleur, sans doute moins bon que le quatrième, et dans des conditions de tension psychologique qui ne sont pas nécessairement les plus propices à la créativité.

En revanche, si l’on veut écrire parce qu’on aime ça, parce qu’on aime lire et qu’on a parfois envie d’écrire quelque chose, sans rugir immédiatement d’ambition et de terreur mêlées, mais en y prenant plaisir, en ayant envie de s’améliorer, de réessayer, en ayant l’impression de comprendre progressivement de mieux en mieux ce qu’on fait, et si l’on n’a pas besoin de courir aussitôt chercher la validation ou la louange d’autrui, alors on peut, sans y risquer sa vie, commencer à s’identifier à cette activité qui nous occupe, ce qui un jour signifiera peut-être « être écrivain », soit au sens professionnel, soit au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il est musicien, parce que la pratique de la musique tient une place importante dans son quotidien ; mais on se préoccupera moins de l’étiquette que du contenu spécifique des travaux et projets du moment. Personne ne pourra vous dire si ce que vous écrivez est valable ; beaucoup de gens voudront sans doute le faire, et au début principalement pour vous rabaisser, s’ils ont de l’autorité, ou vous encourager, s’ils vous aiment bien et que ça ne leur coûte rien, mais en réalité personne ne peut répondre à la question que vous vous posez quand vous regardez votre texte : est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est vraiment de la littérature ou des divagations sans queue ni tête ? Si ce n’est pas génial, alors c’est certainement de la merde !

La réponse est très simple : si vous avez voulu faire un poème, alors c’est un poème. Pouvez-vous en faire un meilleur poème en le retravaillant ? Dans ce cas, par pitié, faites-le ! Est-ce que ce sera un grand poème, de ceux qui marquent les siècles ? Vous ne le saurez jamais3. Est-ce que vous avez envie d’en écrire un autre ? Quand vous en aurez un nombre conséquent, vous pourrez certainement identifier, à d'apparentes ressemblances, ce qu’est un poème pour vous. Par intérêt, comparez cela avec ce qu’est un poème pour d’autres écrivains, si vous voulez. Voyez ce qu’autrui peut vous apprendre. Mais ne laissez personne vous dire que votre poème n’en est pas un !

Voilà le genre de confiance en soi que je recommanderais, après avoir essayé tous les autres et leur contraire : celui qui permet de se sentir légitime à pratiquer une activité artistique (ce qui est le cas de tout le monde à condition d’être honnête et de ne pas faire semblant, mais de tenter de bonne foi de comprendre) et qui incite, plutôt qu’à se faire mousser dans les salons ou à pleurer dans un verre de whisky son incapacité à le faire, à travailler davantage. Si l’on y trouve du plaisir et du sens, il n’y a pas en réalité d’autre récompense, et si l’on y trouve du plaisir et du sens, a-t-on besoin d’autre motivation ? A-t-on besoin d’une autorisation ?

  1. À l’origine, approbation délivrée par l’Église Catholique aux livres à caractère religieux, exprimant non un accord avec les opinions qu’il contenait, mais l’absence d’erreur morale ou doctrinale dans ses pages. Cela devait normalement permettre à l’auteur de ne pas se faire brûler vif.
  2. Et puis là aussi, tous les éditeurs n’ont pas le talent de lire des textes bruts et de savoir reconnaître la qualité littéraire (ils ne vous le diront pas non plus !), car il y a beaucoup d’autres compétences qui font un bon éditeur, et celle-là n’est pas indispensable (même si elle peut bien entendu s'avérer utile). Pour être honnête, je ne sais pas trop dans quelle proportion le groupe de ceux qui savent lire et le groupe de ceux qui portent des jugements légitimants s’intersectent.
  3. Et ça ne vous aiderait pas : si non, combien de temps continuerez-vous à essayer ? Si oui, comment en écrirez-vous d’autres, et supporterez leur infériorité ou, option optimiste, combien de grands poèmes marquant les siècles pensez-vous pouvoir produire ? (Regardez, même Victor Hugo, ça s’amincit à la longue.) Et que ferez-vous après ?

30/08/2022